Depuis plusieurs mois nous parlions, Antoine et moi, de nos projets montagne pour cet été. Il y a quatre ans, alors que nous randonnions avec des amis dans la Vanoise et n’avions pu gravir aucun sommet digne de ce nom suite, tantôt à la fatigue, tantôt au mauvais temps, je lui avais promis qu’un jour nous gravirions la Grande Casse. Antoine n’avait alors que 11 ans et, vu les très mauvaises conditions d’enneigement, j’avais jugé le projet encore un peu trop ambitieux. S’étant par la suite trouvé – à l’instigation d’un certain Jean Bourgeois – une passion soudaine pour l’astronomie, c’est en Oisans, et plus précisément à Villars d’Arène qu’Antoine établit maintenant ses quartiers d’été pour participer annuellement aux stages d’Astroguindaine. Va donc pour les Ecrins et pour quelques belles courses de neige faciles telles la Grande Ruine ou la tête sud du Replat. Cette année nous nous retrouvons donc à nouveau au Chazelet, juste au-dessus de la Grave chez Monique et Pierre dont, soit dit en passant, nous avions fait l’heureuse rencontre grâce à une petite annonce passée dans Par Monts et Par Vaux !
Le projet qui nous trotte en tête depuis quelque temps est la traversée du Pelvoux.Je l’avais réalisée en 1989 avec un guide italien, Alberto Re, et je n’avais pas le souvenir de difficultés particulières. En outre nous l’avions fait en un temps record car je me souviens qu’Alberto voulait absolument être en bas pour 13 heures afin de rencontrer un homologue au bureau des guides. C’était une course magnifique, pimentée par un itinéraire de descente plutôt complexe à travers le tourmenté glacier des Violettes. Particularité de cette course : c’est une des rares traversées dans les Alpes où l’on revient à pied au point de départ.
Après avoir gravi deux jours plus tôt, à titre d’entraînement, le Pic du Goléon, nous voilà donc parti ce jeudi 10 août, Monique, Antoine et moi pour Ailefroide. Il fait beau mais relativement frais, ce qui est un bon présage pour une course de neige ; la météo annonce bien quelques nuages bas demain matin et un risque d’orage en fin de journée mais rien de bien inquiétant. Nous commençons par un petit passage au bureau des guides afin de connaître les conditions du Couloir Coolidge, qui constitue la partie principale de la voie normale. Et là, première douche froide : fortement déconseillé ! En 89 nous étions passés par le glacier du Clot de l’Homme, qui est l’itinéraire le plus direct, mais il n’est quasi plus praticable en raison des risques importants de chutes de séracs et de pierres. Et voilà que le second itinéraire glaciaire nous est interdit aussi. Il nous reste à passer sur le côté, en gravissant les Rochers Rouges.
Il est 13 heures quand nous commençons la montée vers le refuge du Pelvoux situé à 2700 m. Nous avons tout le temps et marchons tranquillement sans nous presser. Le panneau indique 4 heures pour franchir les 1200 mètres de dénivelée. Après un savoureux pique-nique, près de la bifurcation vers le refuge du Sélé et, grâce à notre condition et à la fraîcheur ambiante, nous accélérons insensiblement le pas, si bien que nous nous étonnons de découvrir le refuge au détour d’un virage après seulement 3 h 30 de marche.
Le jeune gardien du refuge nous réserve un sympathique accueil. Il n’y a pas plus d’une vingtaine de personnes et la plupart font la traversée avec un guide. Ah oui, j’oubliais, il y a aussi trois hollandais qui ont planté leur tente au-dessus du refuge. Ils pouvaient difficilement monter leur caravane…
Je discute avec le gardien pendant que son collègue prépare le repas et lui fais part des recommandations du bureau des guides. Il s’étrangle presque : « Mais qu’est-ce qu’ils en savent ceux-là ! Qu’ils viennent seulement faire un tour ici avant de raconter n’importe quoi ; il est en excellente condition le Coolidge ». Voilà qui me redonne du moral ; on tentera donc le Couloir. Le soir, après un copieux repas, je range mon matériel dans le sas d’entrée sous le regard interrogateur d’un guide qui me voit préparer une corde à double de 100 m. Les topos annoncent en effet deux rappels dont un peut atteindre une trentaine de mètres. « Mais pourquoi ne coupes-tu pas cette corde en deux ? » me dit-il, « tu auras beaucoup plus facile pour installer tes rappels et, en outre, tu peux te délester de la moitié de la corde sur quelqu’un d’autre ». Hésitation, je coupe ou je ne coupe pas. La corde, quasi neuve, appartient au fils de Monique qui l’utilise en falaise. On décide de ne pas y toucher.
Nuit calme, sans ronfleur! Levés à 3h30’. Petit déjeuner avec croissants chauds – il vaut vraiment le détour ce refuge ! Départ à 4h. Il fait étonnamment doux, la lune est pleine, les frontales sont à peine nécessaires. Nous escaladons quelques rochers à l’arrière du refuge et poursuivons par un sentier escarpé jusqu’à la base du glacier du Clot de l’homme qui, effectivement, ne semble pas praticable (gros séracs suspendus…). Nous descendons la moraine vers l’ouest et traversons un petit névé raide et verglacé qui aurait pu justifier les crampons. La suite se poursuit tantôt dans des rochers faciles, tantôt dans des éboulis ou un vague sentier marqué de quelques cairns. Antoine, à l’aise, caracole souvent en tête ; il est en grande forme. Il y a plusieurs itinéraires qui mènent à la Bosse de Sialouze (3229 m) et le regard fixé sur une cordée qui nous précède permet de ne pas perdre de temps ni de s’épuiser dans un cheminement fastidieux. Après 2 heures de marche, nous prenons pied sur le glacier de Sialouze, chaussons les crampons et nous encordons. Je passe en tête, Monique au milieu et Antoine ferme la marche.
La neige est dure et en partie verglacée à la base du couloir Coolidge mais parfaitement praticable. Par contre, le port du casque est plus que de rigueur car, à plusieurs reprises nous essuyons une avalanche de cailloux détachés par les cordées qui nous précèdent. Je comprends en partie les mises en garde des guides. Nous remontons en zigzag le couloir qui fait quelque 700 mètres de dénivelée avec une pente de 30 à 40°. Monique peine : c’est sa première grande course et je crains un moment le découragement, mais nous accédons finalement au glacier débonnaire du Pelvoux où, malgré l’arrivée du soleil, le froid et le vent sont au rendez-vous. Encore un dernier effort et nous arrivons au sommet (Pointe Puisieux – 3943 m) après 5 heures de marche, une de plus que l’horaire prévu. Autour de nous la vue est à vous couper le souffle : Au loin, le Mont Rose ; un peu moins loin, barrés par quelques nuages, le Mont Blanc, le Grand Paradis et le Viso, et tout près la face sud de la Barre toute en rocher, la Pointe Durant et le Petit Pelvoux entourés par la Meije, l’Ailefroide, les Bans et bien d’autres sommets des Ecrins. Mais il est temps d’amorcer la descente car des nuages montent de la vallée et on peut aisément se perdre dans le dédale des glaciers. Facile d’abord, le glacier du Pelvoux devient vite crevassé lorsqu’il bascule sur le glacier des Violettes, lequel n’est qu’un chaos de séracs entremêlés où l’on se perd facilement. Heureusement il y a quelques traces mais encore faut-il choisir les bonnes !
Comme le prévoient les topos, nous rejoignons la rive gauche du glacier afin d’accéder à un éperon rocheux qui sépare le glacier en deux. Nous sommes sensés suivre cet éperon puis redescendre sur le glacier, regagner l’éperon et finir en désescalade facile avant de traverser complètement le glacier. Il apparaît pourtant qu’il n’y a plus possibilité de redescendre sur le glacier et que le parcours nécessite cinq rappels successifs! Des anneaux de cordelette sont encore en place et nous évitent d’abandonner des sangles. Nous bénissons aussi la corde de 100 mètres dont la longueur totale est souvent utile. Par contre, contrairement à la falaise, les rappels dans des rochers faciles mais au tracé tortueux et complexe sont fastidieux. Les cordes se coincent derrières les becquets ou dans les fissures et je gage qu’avec deux cordes nouées nous aurions eu quelques problèmes. Il n’empêche, cette succession de rappels nous fait perdre beaucoup de temps. Peut-être que la désescalade eût été préférable mais il n’est un secret pour personne que les rochers et moi ne formons pas un couple idéal et je préfère installer consciencieusement un rappel de trop que d’avoir des surprises désagréables ou de galérer dans la caillasse. L’après midi est déjà bien engagée quand nous traversons le glacier sous les séracs suspendus.
C’est le passage dangereux par excellence, mais l’arrivée des nuages a heureusement maintenu la fraîcheur et sécurisé le passage. A la base de l’arête Nord-Est des Trois Dents du Pelvoux, le topo dit simplement « Basculez versant sud de l’épaule ». Il ajoute que la descente dans le couloir peut nécessiter un petit rappel de 5 m. En fait, le basculement nécessite d’escalader le rocher sur une quinzaine de mètres (4) et le rappel est d’au moins trente mètres ! Ce n’est hélas pas le dernier car un peu plus bas, la descente jusqu’au névé Pélissier justifie un dernier long rappel, le topo annonce 30 mètres, mais 50 mètres, ce n’est pas un luxe. La partie technique de la course est ainsi terminée. Il ne reste « plus qu’à » descendre les 1400 mètres de sentier escarpé qui nous séparent d’Ailefroide. Un vrai plaisir pour les genoux et les orteils cette descente, que nous effectuons en partie sous le regard narquois d’un chamois qui prend plaisir à gambader devant nous. Et comme si cette torture ne suffisait pas, cela s’achève par la désescalade des vires d’Ailefroide. Il s’agit d’un long parcours rocheux (quelque 300 mètres de dénivellation) qu’on ne peut vraiment plus qualifier de « sentier » et qui peut s’avérer particulièrement délicat par mauvais temps (Le topo annonce qu’on peut éviter les vires et rejoindre le pré de Madame Carle, mais nous n’avons jamais trouvé le sentier correspondant).
Je ne dirai pas quelle a été la durée totale de la course car j’aurais honte tant nous avons dépassé l’horaire normal. J’ai découvert un Pelvoux qui ne ressemblait guère à ce que j’avais connu : Couloir Coolidge en partie verglacé, glacier des Violettes remplacé par des rochers… Mais ce fut une très belle aventure.
Renseignements :
Il y a au siège du club à Namur plusieurs topos de la traversée du Pelvoux mais le meilleur, malgré les lacunes concernant la descente, reste celui décrit dans le livre « Sommets des Ecrins, les plus belles courses faciles », lui-même inspiré des « 100 plus belles courses » de la collection Rebuffat. La course y est classée IV/PD
Jean-Michel Hoeffelman, Monique André-Govaerts, Antoine Hoeffelman