7450 m, camp 3, 1 h. du matin, je viens de m’éveiller – mais me suis-je vraiment endormi ? Il était convenu qu’on commencerait à se préparer à 1 h, départ pour l’assaut final prévu vers 3 h. Plutôt insomniaque je réveille le reste du camp puis, passant un bras sous le rabat de la tente, je gratte la neige Il faut être très prudent car, sous l’effet de la chaleur, la neige fond sous le tapis de sol, le réchaud risque de tomber et de mettre le feu au sac de couchage ou à la tente. Mon compagnon Jean-Paul s’affaire également, nos gestes sont lents et quelque peu imprécis. La neige met très longtemps à fondre, il faut autant de temps pour faire passer l’eau de -1° à +1° que pour la faire passer de 1°à 75° C température d’ébullition à cette altitude; en outre, le volume d’eau obtenu est assez insignifiant. Boire, boire et encore boire, telle doit être notre obsession permanente, en l’occurrence une ou deux tasses de café soluble, un petit déjeuner lyophilisé et une gourde thermos d’un litre. C’est peu, mais cela nous occupe déjà pendant plus d’une heure. Sortir du sac de couchage, enfiler doudoune, chaussons, coques et sur-bottes! Encore toute une opération. Enfin, vient le plus pénible: s’extraire de la tente par un froid épouvantable pour mettre les crampons. Seuls les crampons à lanières sont utilisables sur des grosses sur-bottes enveloppant toute la chaussure. Les lanières sont fort gelées ce qui rend le laçage bien compliqué, surtout avec les gants de boxe que sont nos moufles d’altitude, et gare aux gelures lorsqu’on les retire, ne serait-ce que 30 secondes pour passer la lanière dans un œilleton rebelle. Enfin, à 3h 30′ tout le monde est prêt et le départ est donné.
Lentement, à la lumière des frontales, nous progressons dans une neige profonde, heureusement en partie durcie par le froid intense. Très vite, je commence à souffler, je me sens faible et me rends compte que je n’irai pas loin. 750 m nous sépare du sommet; c’est folie de continuer dans l’état où je suis. Je fais demi-tour, rentre seul au camp et replonge dans mon sac de couchage. Avec le jour, je vaque tranquillement à quelques occupations dont la principale consiste à chasser les énormes corbeaux qui lacèrent les sacs contenant nos réserves de nourriture.
Le reste du temps, je me force à manger et surtout à boire, scrutant de temps en temps la montagne pour tenter d’y distinguer mes compagnons. Ils sont douze à constituer la première vague; parmi eux, des professionnels de la montagne tels les guides Michel Vincent et Eric Decamp, le parapentiste Bruno Cormier, le champion de surf Bruno Gouvy, et Véronique Périllat qui, en monoski, veut refaire honneur à son père. Les autres sont tous des amateurs. Moi-même je fais normalement partie de la seconde vague mais, étant en bonne condition physique jusqu’ici, il m’a été possible avec l’Espagnol José Luis de rejoindre le………
Je paie à présent cette montée trop rapide. Vers 10 heures j’aperçois les premiers qui redescendent: Pierre d’abord, le cadet de l’équipe, transi de froid il a dû abandonner; Yves ensuite, à cause d’une fausse manœuvre il a perdu son sac et, au lieu de poursuivre, il a préféré descendre le chercher; il est à présent épuisé et ne sent plus ses pieds. Vers midi, un des deux sherpas redescend aussi, très fatigué. Au même moment il me semble entendre des appels. Yves et Pierre les ont entendus aussi et sortent de leur tente. Ces cris semblent venir d’un petit point noir juste en-dessous de la barre rocheuse à 7700 m; ce sont bien des appels au secours! Il faut y aller. Le temps de mettre une gourde et la pharmacie d’altitude dans mon sac et nous partons. Le sherpa, trop fatigué, ne peut nous accompagner. En fait, je ne vaux guère mieux, les forces m’ont complètement abandonné et je ne progresse que très lentement, faisant de nombreux arrêts. Je pense faire demi-tour mais mes compagnons sont déjà loin devant et c’est moi qui ai la pharmacie. Je ne peux pas les abandonner. En altitude on n’est jamais trop nombreux pour secourir un blessé.
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Il y a maintenant plus d’une heure que nous grimpons quand tout à coup, apparaît dans le ciel le superbe parapente de Bruno qui s’est élancé du sommet. Une belle victoire pour lui. Tout à son affaire il ne me voit pas les bras tendus en signe de détresse et poursuit tranquillement son vol vers la vallée. L’instant d’après, c’est l’autre Bruno qui passe à quelques centaines de mètres de nous, réalisant ainsi la première descente d’un 8000 en surf ! Lui non plus ne nous voit pas.
Une heure plus tard, Yves arrive le premier à proximité de l’accidenté qui a effectué une chute d’une cinquantaine de mètres, heureusement sans gravité. Le problème est qu’il a terminé sa chute dans une zone fort crevassée et qu’il n’ose plus bouger de peur de briser un pont de neige. Le sauvetage est aisé mais je ne peux m’empêcher de songer à l’extrême précarité de notre situation. En ce qui me concerne, en tout cas, je suis bien décidé à redescendre. C’est déjà le 6e jour que je passe au-dessus de 6000 m, dont trois d’affiliée. Or, d’après le docteur Richalet, spécialiste en médecine d’altitude, ces deux paramètres ne devraient pas dépasser respectivement 8 et 4 jours. Revenus au camp 3, les grimpeurs les plus valides du premier groupe s’apprêtent à redescendre au camp 2 après avoir bu et repris leur souffle quelques instants, tandis que ceux du deuxième groupe commencent à affluer. Plusieurs d’entre eux m’enjoignent de rester avec eux et d’aviser demain matin de la conduite à suivre. Je n’ignore pas qu’une nuit supplémentaire passée à 7450 m risque de m’épuiser davantage encore; la raison me dicte de redescendre mais cette descente est longue et pénible, je me laisse tenter et décide de rester. Le camp, ce soir, va être très encombré car plusieurs grimpeurs ne sont pas encore redescendus ou n’ont pas la force de poursuivre immédiatement vers les camps inférieurs. Nous nous retrouvons à trois: Claude Jaccoux, Jean-Paul et moi, en tête-bêche sous une tente de 1 m sur 2. Autant dire tout de suite que Morphée ne sera pas de la partie cette nuit; sans compter que Claude souffre de l’altitude et a des nausées. Etant donné la distance qui nous sépare encore du sommet, nous décidons d’installer un camp 4 vers 7700 m. Ceci nous permet d’attendre le lever du jour et donc des températures un peu plus clémentes pour attaquer. Contre toute attente ma forme est revenue, grâce, sans doute, à une bonne réhydratation. La montée jusqu’à 7700 m ne me pose plus grand problème. Il n’en va pas de même de Claude J. qui progresse très péniblement.
Le camp 4 est installé juste en dessous de la barre rocheuse, en pleine pente. Il nous faut piocher la neige durant plusieurs heures pour façonner une petite terrasse susceptible d’accueillir les tentes. A cette altitude ce travail est épuisant mais je suis heureux de constater que j’arrive à l’accomplir alors que d’autres n’en ont pas la force. Avec l’aide précieuse de deux sherpas, une première tente est montée et solidement ancrée pa
Vincent qui n’est pas au mieux de sa forme s’y réfugie pour en assurer le maintien et préparer l’eau. Le vent est violent et le montage devient très ardu. Malgré plusieurs points d’ancrage, une seconde tente est emportée par une rafale et entraînée vers le glacier. Une troisième et une quatrième tentes sont enfin accrochées mais il n’y a plus assez de place pour tout le monde. Courageusement, Claude J. décide de redescendre avec un sherpa. Nous restons à six: Vincent, Jean-Paul, Claude Krieg, Jose-Luis, un sherpa, moi. Jean-Paul et José-Luis en sont à leur deuxième tentative pour atteindre le sommet. Vers 1 heure du matin, j’apprends par la radio que Michel Vincent et un sherpa remontent du camp 3. Michel a déjà atteint le sommet hier. L’itinéraire étant assez délicat à trouver il a accepté de remonter une seconde fois. C’est un geste remarquable et, s’il réussit, une performance peu commune. Vers 3 h. il nous rejoint et, tandis que j’enfile mes crampons, il se repose quelques minutes sous ma tente. Le froid est toujours piquant mais plus supportable qu’avant-hier (mon thermomètre affiche tout de même -24°). A 3 h. 30 nous partons. Je marche en tête avec un sherpa; le rythme est bon car la neige a été soufflée par le vent et forme une croûte dans laquelle les crampons accrochent bien. Nous longeons la barre rocheuse à la recherche d’un passage plus aisé. L’usage du piolet en traction devient nécessaire puis la pente, bien que toujours forte, s’adoucit. Par une longue traversée, nous rejoignons l’arête sud-ouest et passons sur le versant sud où, avec le lever du soleil, nous découvrons le gigantesque panorama du Khumbu. C’est un spectacle fascinant qui justifie bien un arrêt de quelques minutes. L’altimètre indique 8000 m. Je ne sais si j’atteindrai le sommet, mais j’éprouve déjà un immense réconfort. Le temps de sortir ma gourde et de croquer un « Mars » Michel nous rejoint, et la pente diminue encore; la neige, en revanche devient traîtresse; de temps en temps la croûte cède et une jambe s’enfonce jusqu’à mi-cuisse. Les signes d’épuisement réapparaissent petit à petit et les arrêts deviennent fréquents. Un pas, quatre respirations, un pas, quatre respirations, un pas, quatre respirations… A cette altitude, nos possibilités physiques, (V02 max.) sont réduites au 1/5e de ce qu’elles sont au niveau de la mer. Je peux encore monter mais me sera-t-il possible de redescendre ensuite ? Je pense aux victimes du K2 en 1986: sur 14 décès, il y a eu 8 morts par épuisement à la descente. Je fais part de mon inquiétude à Michel qui trouve ces paroles réconfortantes: « Ecoute, tant que tu parles et que tu pisses, il n’y a pas de problème ! ». Ragaillardi, je poursuis donc en direction de cet horizon qui n’en finit pas de reculer. Je crois découvrir enfin le sommet sur la gauche: un superbe mamelon d’une trentaine de mètres de haut. Mais, Michel me fait signe de désenchanter: ce n’est qu’une antécime qui a déjà trompé plus d’un alpiniste surtout par temps bouché. Il faut s’élever encore à 70 m. sur une sorte de plateau en très légère pente, un véritable chemin de croix. A trois reprises je me laisse tomber dans la neige, pensant ne plus pouvoir continuer. Presque une heure d’effort encore, puis apparaît à l’horizon le profil d’une petite pyramide. Et cette pyramide monte, monte, au fur et à mesure que j’avance.
C’est l’Everest! Ce 14 septembre 1988 à 13 h, je viens d’atteindre le sommet du Cho Oyu – 8201 m, sixième sommet du monde, et je suis incapable de décrire mes sentiments à cet instant merveilleux. Bilan d’une expédition Bien qu’essentiellement française, sous la conduite de Claude Jaccoux et Michel Vincent, l’expédition rassemblait des membres des Clubs alpins français, espagnol, suisse et belge. Parvenus le 28 août par le versant tibétain, au camp de base à 5800 m. (l’un des plus élevés de l’Himalaya), nous y sommes restés 3 semaines.
Le temps fut honorable, les seules grosses difficultés étant celles de l’altitude et du froid (ascension sans oxygène). Malgré de très petits moyens (l’expédition était entièrement financée par ses participants) huit des dix-huit alpinistes ont atteint le sommet (5 professionnels et trois amateurs) de même que deux sherpas. Deux autres grimpeurs ont dépassé les huit mille mètres. En plusieurs endroits, au-dessus de 7000 m, il était possible de faire usage de skis. Hélas, nous avons eu à déplorer le décès du guide Daniel Bovéro, mort brutalement d’un oedème aigu des poumons en tout début d’expédition. De plus, suite aux gelures contractées lors de l’attaque sommitale, trois d’entre nous durent subir des amputations à leur retour en France.
Jean-Michel HOEFFELMAN