J’ai chaud dans mon sac de couchage, et l’idée de devoir en sortir me rappelle ces rudes réveils pour aller à l’école après une méga séance de grimpe avec mon ami Sean Villanueva. Nous étions vraiment motivés pour progresser, à un point tel que nous terminions nos séances de grimpe à domicile par des tractions et suspensions lestées. Afin de mieux se mettre en situation réelle, nous remplissions nos sacs de grimpe avec des sacs à patates, bouteilles d’huile, bûches et autres et nous nous vidions de toute notre énergie, aux limites du masochisme, jusque passé minuit. Le lendemain, sortir du lit n’était pas une mince affaire et encore moins réfléchir sur le banc de l’école. Mais grimper était déjà à cette époque notre passion par-dessus tout !
Cette fois, je suis en expédition au Pakistan, dans une région complètement isolée, proche de l’Inde. Les big walls sont là, tout autour de nous ! Je mets quelques minutes à reprendre mes esprits, puis je réalise l’ampleur de la journée à venir. Je ferme les yeux une dernière fois et pense à cette aiguille géante, sa beauté, le plaisir qu’elle va nous procurer, l’endroit ou nous sommes. Ca y est ! Je me sens prêt. Toutes les angoisses liées aux incertitudes de cette tentative s’effacent, ne laissant place en moi qu’au positif, me permettant de déguster le plaisir de chaque instant. Sans effort, je sors de mon sac et commence à m’habiller tout en respectant méticuleusement les couches de vêtements choisis la veille. La pleine lune est là, tellement puissante que nous pouvons à peine apercevoir des étoiles. Les prévisions météo semblent exactes : le ciel est complètement dégagé. Sean est déjà debout, occupé à préparer le porridge. Il me dit qu’il n’a pas réussi à dormir, je le sens en état de surexcitation.
On ingurgite notre ration alors qu’on est tous les quatre plongés dans nos pensées. « Faudrait-il qu’on prenne une bouteille d’eau en plus ? » « Ai-je suffisamment de vêtements ? » « Suis-je capable d’atteindre ce sommet ? », ….. Vers 2 heures du mat, nous quittons notre camp de base sans lampe frontale, dans une ambiance mystique créée par la clarté de la Lune. Tous les sommets sont visibles. Je n’entends que nos chaussures écraser la glace. Nous restons tous muets devant la beauté de cette ambiance lunaire. Une longue journée commence. Entre deux crevasses, nous cassons la glace pour remplir nos bouteilles d’eau. J’essaye d’emmagasiner un maximum d’eau en moi, mais elle est si froide que mes dents gèlent à chaque gorgée. A partir d’ici, il faut qu’on tienne avec 3 litres d’eau jusqu’au moment où nous trouverons de la neige à fondre dans la voie. Il ne faut pas traîner !
Pour ce genre d’ascension, le choix d’une bonne stratégie est un élément crucial. Ici nous avions choisi de tout miser sur la rapidité, espérant pouvoir atteindre le sommet sans s’arrêter de grimper, que ce soit de jour ou de nuit. Au détriment du confort et de la sécurité, il faut être léger, le plus léger possible afin d’être extrêmement mobile. Il faut être prêt à souffrir en cas d’imprévu, car notre stratégie n’anticipe pas ce genre de chose. Bizarrement, je trouve quelque chose d’excitant au fait d’être confronté à l’engagement, ou plutôt à une confiance totale. Ma sensibilité envers la montagne augmente, me permettant de grimper tout en communiquant avec mes instincts. Le plaisir de grimper librement est dès lors plus présent que jamais !
Vers 4h30, nous atteignons le pied de l’aiguille. Elle est tellement grande et belle que le regard a du mal à s’en détacher. Chacun de nous sait ce qu’il doit faire. Pour atteindre le pied de la face, nous mettons les crampons afin de remonter un couloir menacé par des glaciers suspendus. Pourvu que le glacier ne nous crache rien dessus. Je me sens complètement vulnérable, mais la raison me rassure, qui me rappelle que les conditions sont assez bonnes. Nous nous installons tous les quatre sur une petite vire abritée du glacier. Cette fois, il ne nous reste plus qu’à vaincre cet océan de granite pour atteindre le sommet. Sans perdre la moindre seconde, j’enfile mes chaussons pour me faire accueillir chaleureusement par une belle cheminée / Offwidth récalcitrante. Ce n’est pourtant que le début, et déjà je me livre à un vrai corps à corps. « Relais vaché » « Corde bleue départ » « Corde Adam fixe ». Ca y est, on est dedans. C’est le pied ! A force d’y avoir pensé, nous sommes drillés mentalement, comme des machines préprogrammées. Je regarde autour de moi, et déjà je peux voir le soleil sur le sommet de Kapura.
Jusqu’à présent, pas de surprise. Nous sommes déjà passés par ici durant une première tentative, il y a près d’un mois. Nous avions été forcés de redescendre après 9 longueurs, à cause du mauvais choix d’un itinéraire sans issue. Il faut avouer que nous étions aussi, à l’époque, complètement épuisés par manque d’acclimatation. En effet, l’escalade se situait entre 5000 et 6000 mètres d’altitude ; cela ne nous avait pas empêché de prendre notre pied dans de belles longueurs de qualité exceptionnelle. Cette fois, nous sommes en forme, bien acclimatés et décidés à déceler la clef de ce passage, afin de forcer notre progression vers le sommet.
Sean, Olive et moi, nous nous partageons la découverte des longueurs. Adam, quant à lui, suit au jumar avec un gros sac car il ne peut toujours pas enfiler ses chaussons. Au cours la première tentative de l’expédition, il a eu la malchance d’être touché au pied par un gros rocher détaché par Olivier. L’altitude et l’hygiène n’ont pas facilité la cicatrisation, mais son moral est resté fort, ce qui nous impressionne beaucoup. Il nous facilite bien la tâche en nous délestant d’une partie du matériel, ce qui nous permet d’avancer plus rapidement. Merci Adam.
Arrivé au 4ième relais, je ne vois plus aucune fissure devant moi. Le seul moyen d’évoluer est de grimper une arête visiblement non protégeable. Mmm, faudra-t-il mettre une plaquette ? Ca n’a pas l’air trop dur, mais c’est une escalade fine ne donnant pas droit à la moindre erreur. C’est au tour de Sean. Il décide d’aller voir en prenant bien ses précautions. Le timing est là. Nous savons que nous ne pouvons pas nous permettre de traîner. Le rocher est légèrement recouvert d’un lichen vert, ne facilitant pas la confiance nécessaire dans les mouvements, d’autant plus qu’ici la moindre chute pourrait s’avérer fatale. Sachant cela, j’ose à peine regarder Sean évoluer, puis je vois qu’il hésite ! Il est face au passage clef de cette arête. Il ne communique plus avec nous. Une fois engagé dans ce passage, revenir en arrière sera peut-être impossible. Il tente le mouvement à plusieurs reprises sans succès, bloqué par la conscience du risque. Je crois qu’il essaye d’entrer en contact avec son instinct. Puis il nous regarde avec une expression de regret, et me jette : « Passe-moi le tamponnoir ! » J’ouvre mon sac pour lui passer le matériel, puis je constate que, sans rien dire, Sean s’est lancé ! Sacré Sean ! Le voila en pleine démonstration d’une maîtrise mentale de l’engagement à l’état pur. Ca y est, nous sommes passés ! J’ai l’impression parfois d’être dans un grand jeu, où chaque longueur représente une épreuve unique dont le succès est indispensable pour continuer.
Des fissures remplies de gazon nous rappellent quelques notions de jardinage. Malgré un rocher de haute qualité, des blocs instables s’arrachent de temps en temps et le rocher s’effrite par endroit, rendant l’escalade parfois quelque peu délicate. Tout ceci pour nous rappeler que nous sommes les tout premiers à laisser nos griffes sur cette face. Mega offwidth, cheminées, fissures à doigts, dièdres….. Les longueurs s’enchaînent à bon rythme toutes plus belles l’une que l’autre, offrant des styles d’escalade variés et des fissures de toutes tailles.
Pour éviter de se retrouver dans l’impasse de notre première tentative, à environ 400m du sol, nous choisissons un système de fissures légèrement plus à gauche, espérant pouvoir y trouver un passage possible en libre. Sean enchaîne une superbe longueur digne des plus belles longueurs du Nose (Yosémite), puis c’est le point d’interrogation. Soit on va vers la droite dans une fine fissure oblique, soit on tente une traversée à gauche vers un relief, sans savoir ce qu’il y a derrière. Après quelques hésitations je remonte la fine fissure, puis je regarde vers la gauche, j’hésite, je change d’avis, je tente une traversée, je tombe. Je réessaye, mais c‘est dur, très dur. C’est un mur lisse quasi sans prises, mais je sens qu’il m’attire comme un aimant. J’essaye de traverser plus haut, plus bas, une prise s’arrache, puis enfin, j’imagine un semblant de solution. A chaque essai mon cœur s’emballe et je suis complètement essoufflé. Je dois être quelque part entre 5000 et 6000 mètres d’altitude ! Ultime essai, car le temps passe et il est précieux, c’est le facteur le plus déterminant pour ce type d’ascension. Je frotte mes chaussons puis me lance en me donnant pleine confiance. Au milieu du passage dur, je me rends compte que je n’y arriverai pas avec ma méthode, je change de mouvement et me lance dans un combat sur des réglettes à ongles. Et…Yes, c’est passé, la voilà derrière nous, cette impasse, escalade libre de toute beauté. Derrière le coin, je retrouve un système de fissures qui nous remet sur la bonne voie. A ce stade, le temps n’a plus d’importance. Coûte que coûte, le sommet se reflète dans mes yeux luisants.
A la 11ième longueur, nous arrivons dans une partie moins raide, ce qui nous permet d’avancer plus vite. Il est environ 2 h de l’après-midi, et nous sommes à environ un tiers de la voie. Cela fait déjà 9 heures qu’on grimpe en continu ! 300 mètres d’escalade plus facile nous permettent de bien avancer à quatre en corde tendue, tandis que la fatigue et l’altitude commence à vraiment se faire sentir.
Mon frère, Olivier ne se sent pas bien. Il a des gros troubles gastriques qui le fatiguent énormément. A tel point qu’il nous communique son envie d’abandonner. Il nous propose de redescendre seul avec une corde ou de nous attendre sur une vire, jusqu’à ce que nous redescendions. Mais très vite, nous réalisons que nous devons rester ensemble à tout prix, que se soit pour monter ou pour descendre. Adam m’avoue qu’il est bien fatigué lui aussi, mais le sang Irlandais de Sean ne lui permet pas de se plaindre, quoi qu’il en pense.
À la tombée de la nuit, nous étions encore bien loin du sommet et l’état d’Olive ne s’améliorait pas. A chaque longueur, il était complètement épuisé. On devait l’assister entièrement pour être sûr qu’il ne fasse pas de bêtises. A chaque vire il s’endormait et ne voulait qu’une chose : descendre ou bien nous attendre sans qu’on le dérange. Dans un pendule, il s’est même mis à vomir, mais nous ne pouvions pas reculer en si bon chemin. Nous l’avons donc aidé comme nous pouvions. Chaque longueur était exceptionnelle : des fissures, dièdres, dalles, dülfers dans du granite parfait. Sur les vires, Adam fondait de la neige pour faire du thé. Et toute la nuit, nous avons continué à grimper. À plusieurs reprises, nous pensions être dans l’impasse, mais à chaque fois, un petit miracle se produisait.
Vers 7 heures du mat, nous sommes tous arrivés au sommet de l’aiguille, avec, cerise sur le gâteau, un magnifique lever de soleil sur K7, K6, Kapura…. Bref, une série de sommets incroyables nous entourait. Olivier nous dit qu’il allait mieux, il nous remercia de l’avoir tiré jusque là.
La descente fut longue car nous devions installer chaque rappel, mais le beau temps était de la partie.
Au coucher du soleil, nous prenions pied sur le glacier, tous heureux de cette ascension exceptionnelle. Vers 20h30, nous retrouvions notre camp de base, et un bon repas que notre guide nous avait aimablement préparé. Ce plat nous sembla un véritable régal. Pourtant, ce n’était que du riz avec du maïs et quelques haricots ! Et oui, ce devait être un restant du goût de cette voie, que je considère comme la plus belle que j’aye jamais grimpée.
Nous avons décidé de la nommer « Ledgeway to heaven », car la voie offre un grand nombre de superbes vires confortables, et nous avons nommé l’aiguille « Nafees Cap », en l’honneur de notre excellent Guide Nafees.
Bonne grimpe
Nicolas
P.S. : Nous avons été extrêmement déçus de voir que d’autres expéditions avaient laissé toutes leurs crasses à l’emplacement de leur camp de base. Comment est-il possible que des gens viennent profiter de la beauté de cet endroit sans le respecter? Nous sommes redescendus avec deux sacs-poubelles pleins. A vous aussi de ne pas oublier d’emporter vos déchets, et si possible, de ramasser les crasses que vous trouvez lorsque vous allez grimper. Merci
Merci à tous les sponsors qui nous ont permis de réaliser cette aventure : Le Club Alpin Belge, le CAB Bruxelles-Brabant, www.belclimb.net, Julbo, la salle d’escalade Bleau, le magasin Seeonee, UPMM, ainsi bien sûr, que nos sponsors personnels : Five Ten, Black Diamond, Patagonia, Milo et Sterling Rope.