Monter ne parait pas très difficile et tellement tentant, mais au fur et à mesure que je monte, je sens que redescendre pourrait s’avérer bien plus délicat. Pourquoi suis-je en train d’escalader cette aiguille? « Parce qu’elle est là! », serais-je enclin à répondre en plagiant d’autres grimpeurs plus illustres. Il doit y avoir une semaine que je la regarde tous les matins qui s’élève, au-delà de la voie du chemin de fer, au fond du jardin de cette vieille maison aux pierres grises et volets bleus que vient de louer, pour nous, notre grand-père.
L’aiguille du Paradou, à cette époque, est couverte de mousse et de touffes d’herbes. Plein de cailloux s’en détachent, mais, bien qu’un peu couchée et adossée à la paroi, la pointe de son sommet se décolle de celle-ci pour lui permettre de mériter son titre d’aiguille.
Après quelques minutes d’ascension, j’atteins le sommet. Pour y découvrir planté, au milieu du gros rocher formant sa pointe, un piton terminé par un anneau. J’imagine bien ne pas être le premier à faire cette escalade, mais je ne m’attends pas à cette marque de distinction sinon de respect que représente cet anneau scellé. Ainsi, d’autres grimpeurs ont jugé nécessaire d’assurer leur descente. Je suis donc bien entré dans le terrain de jeux des alpinistes.
Je n’ai ni baudrier, ni chaussons, ni dégaines, inexistants à l’époque, mais pourtant je porte en bandoulière cette corde de 9 mètres en nylon, équipement standard des paras américains, achetée en 1945 dans un Stock-Oma du bas du Boulevard du Jardin Botanique.
Comme je n’ai aucun second pour m’assurer et qu’aucun piton ne jalonne la voie, cette corde parait bien inutile à l’ascension, quant à la descente ses 9 mètres semblent bien courts. Mais l’anneau change tout. En double, j’ai 4,5 mètres de libre pour me laisser descendre derrière l’aiguille afin de retrouver l’endroit où celle-ci se détache de la paroi.
Je fais très attention à bien saisir la corde en double et à deux mains et descend sans trop d’efforts. Je venais de faire ma première ascension de rocher en juillet 1950.

Croquis de l’Aiguille du Paradou, voir page 82 du Guide des Rochers belges, 1957
Par contre, ce n’était pas ma première descente de rochers, artificiels ceux-ci, qui forment la structure du Pont du Diable au Parc de Woluwe. Celui-ci permet le passage d’une route carrossable au-dessus d’un petit vallon où l’on se retrouvait souvent pour y jouer avec d’autres enfants du quartier. Dès l’achat de mon « lasso de cow-boy », je me mets dans la tête avec des copains d’attacher le bout de la corde à un arbre au-dessus du pont et de se jeter du haut de celui-ci en tenant la corde pour atterrir en bas sous le pont. Pour le premier essai, je descends le plus bas possible sur ces faux rochers moussus. Ensuite, il faut bien ne pas se dégonfler devant le vide dans lequel on doit se laisser tomber. La corde de nylon est bien plus lisse que les grosses cordes de chanvre toronnées de la salle de gymnastique et mes mains glissent de suite me brûlant le creux de mes deux paumes. Mais, ayant peur de la chute, je tiens bon jusqu’à petite distance du sol. Mes copains sont verts et moi je pleure mes deux mains brûlées pleines de sang. Le retour à la maison n’est pas très glorieux. Et ma mère qui adore son fils, lui flanque une terrible paire de gifles, à la hauteur de la crainte rétrospective qu’elle ressent lors de mon piteux récit. J’en suis quitte pour me promener une semaine durant les mains emmaillotées de pansements entourant des bandes de gaze recouvertes d’une substance rose, récupérées dans des caisses de la Croix-Rouge de la Wehrmacht que mes parents, avec bien d’autres, avaient « récupérées » le jour de la « libération » dans des wagons de chemin de fer égarés sur les voies qui longeaient la rue Père De Deken.

Extrait des carnets de souvenir de Jean-Marie Lechat, 2009