J’ignore comment ils en vinrent là, mais ces deux citoyens américains firent à la fin du dix-neuvième siècle la traversée à bicyclette de l’Espagne, de l’Algérie et enfin des Indes. Ces voyages plus qu’originaux à une époque où on ne se demande pas si nos grands-mères faisaient du vélo, sont racontés dans leurs premiers livres.
Il est tout à fait plausible que leur dernier périple leur ait donné le goût de l’alpinisme car les récits suivants sont tous consacrés à de longues expéditions dans l’Himalaya entre 1898 et 1912.
Fanny pédale sur sa monture et escalade les pentes escarpées, toujours en robe, chemisier à manches longues et chapeau à large bord, féminité oblige. Féminine par convenance, mais féministe par conviction, elle milite en faveur du vote des femmes dans son pays.
Apprenant que des membres du CAB partent pour une expédition au Nun, je propose le résumé de celle des Bullock & Co
« Peaks and glaciers of Nun Kun »
a record of pioneer-exploration and mouteneering in the Punjab Himalaya
Avril 1906, les Bullock sont à Srinagar. Ils ont avec eux le guide de Courmayeur Cyprien Savoye et six porteurs italiens qui seront utilisés lorsque les coolies auront atteint en altitude les limites de leurs capacités. La préparation de l’expédition requiert l’engagement d’un régisseur anglais (of course !) Ancien policier, monsieur Hoog sera chargé de la gestion des 243 coolies et des 25 poneys, rien que ça, qui transporteront la nourriture au camp de base.
Le 10 juin on se met en route.
Sur la piste qui passe par Leh puis la vallée de la Suru, ils vont connaître les difficultés qui feront le quotidien de toutes les grands expéditions actuelles : grèves et défections de porteurs, rivières en crue, chapardages et traîtrises renouvelés.
On découvre en les lisant combien l’Himalaya était à l’époque le terrain de jeu des « sportsmen » et des aventuriers britanniques. Ainsi ce Gentleman, rencontré après une journée difficile et pluvieuse avant Kargil , qui les reçoit avec « cette panacée que constitue une tasse de thé ».
La caravane s’étale le long de la vallée de Rangdum au Nord du massif. On passe devant le glacier Ganri qui surplombe la rive opposée et verse directement dans la rivière. Vers le 10 juillet après mille péripéties, on atteint un monastère où les lamas les accueillent avant le village de Tazi Tonzas. A ce point le torrent peut enfin se traverser à pied, c’est à dire avec de l’eau jusqu’ à la poitrine. Madame Bullock est contrainte de chevaucher les épaules d’un robuste coolie : « Oh ! My God ! » Il faut compter aussi avec les poneys, les chèvres, les moutons, poules et poulets qu’emporte l’expédition.
Savoye a pris de l’avance et attend tout le monde dans la vallée du Shafat. Il a établi un camp de base sur l’éperon autour duquel tourne le glacier, cinq miles au-dessus de sa langue à 4600m d’altitude. Il reste avec lui 70 coolies. On se retrouve le 19 juillet. La vie s’organise au camp de base et chaque jour, vingt coolies descendent pour une corvée de bois. Les grimpeurs explorent la région tant vers le Nun Kun que le Z1 au sud, afin de déterminer un itinéraire.
Le 25 juillet, Fanny et William escortés de 15 coolies peuvent se mettre en route sur les traces du guide qui a planté le premier camp d’altitude et le second jour ils campent à 6000m, battant leur record du Chogo Lungma en 1903. Les voilà sur le plateau de neige, au centre du massif du Nun Kun pour une ultime nuit avant l’assaut final, à 6500m. Nuit difficile, avec le froid, le mal de tête et la soif. Jamais un camp dans l’histoire de l’alpinisme, ne fut édifié aussi haut. Le lendemain Savoye qui a dormi plus bas rejoint ses clients à l’aube, chauffe de l’eau et ragaillardit son monde.
« En dépit des trois nuits sans sommeil, nos muscles répondaient bien sous la chaleur grandissante du soleil. L’utilisation d’une préparation française à base de kola avait peut-être un peu d’effet. Durant une heure et demie, nous grimpâmes une pente semée de blocs de glace et de crevasses. Savoye en tête taillait rapidement des marches. On fit tailler des sièges pour le petit déjeuner. Nous nous accordâmes de la langue en boite que nous trouvions digeste, accompagnée de biscuits et de chocolat. Nous prenions un café ou un thé léger plus efficace que l’alcool dans de pareilles conditions. ».
Fanny, « la femme le plus haute du monde ».
Mister Workman abandonne au pied de l’arrête terminale. Miss Bullock, le guide et un porteur continuent après un thé et du chocolat. Ils utilisent une corde expérimentale, ultra légère en soie qui peut supporter une tonne. Le sommet estimé à 7100m (en fait 6930m) est atteint vers midi. On décide de le nommer « Pinacle ». Puis c’est la descente. On se photographie sur un sommet secondaire vers 7000m et une dernière nuit d’inconfort se passe au camp d’altitude que les porteurs ont agrémenté d’une tente supplémentaire pour Savoye.
De retour, l’équipe se repose une semaine au camp de base et conçoit un retour en contournant le massif par le sud puis par l’ouest. Les reconnaissances effectuées permettent d’envisager un passage. En réduisant les charges et en comptant sur une marche de neuf jours, cinquante coolies doivent pouvoir suffire à transporter bagages, bois et animaux de bouche. Ce n’est pas le dénuement, mais presque !
Départ le 9 août. On remonte le glacier Shafat, on franchit des cols enneigés, on descend des pentes vertigineuses et tout se passe bien.
Le 13 Août constatant que la sortie est proche, on sacrifie les derniers moutons qui ne seront pas venus pour rien et l’escalade du Mount Nieve Penitente est décidée. Commencée à 5 heure du matin, le sommet est atteint à 8h30. Pour cette course de glace, les grimpeurs ont vissé « des clous Mummery dans les semelles de leurs souliers, plus efficaces que les crampons ».
Poursuivant leur route, ils font au passage la première du D41 ainsi nommé sur les cartes de l’Indian Survey, ascension difficile dans la brume, le vent et le froid.
Passage par le Barnal Glacier, le 15 Août et enfin, le retour à Suru.
Là, ils sont accueillis par le chant du coq qu’ils avaient acheté au départ pour le manger! L’animal espiègle et bon chanteur avait séduit toute la caravane et voyagé gratuitement sur le sac d’un porteur. Il avait eu la vie sauve tant qu’il restait de ses congénères à plumer. Se sentant de plus en plus seul, il s’était enfui du camp de base et avait regagné, par on ne sait quel miracle, son pays d’origine!